lorsque vous assistez aux réunions des puissants de ce monde : Davos, les entités des Nations Unies, la Banque mondiale, les grands rassemblements d’ONG ou de fondations, etc., la question récurrente est la suivante : « comment allons-nous les nourrir ? ».
Notre confiance en la capacité humaine à créer et à modeler une vision pour l’avenir nous a amenés à penser que plus nous mettrons nos compétences scientifiques et rationnelles à l'œuvre pour nous organiser et changer notre environnement, plus nous aurons de chances de réussir. J'appellerai cela notre « biais d’ingénierie » : nous pensons que nous pouvons structurer le monde dans lequel nous vivons et, par conséquent, notre vie.
En réalité, cela peut être débattu dans de nombreux domaines. Mais la sécurité alimentaire est l’un des domaines dans lesquels il ne semble pas y avoir de place pour le débat. Il y aura bel et bien 9 milliards d’êtres humains sur notre planète d’ici quelques décennies. Or lorsque vous assistez aux réunions des puissants de ce monde : Davos, les entités des Nations Unies, la Banque mondiale, les grands rassemblements d’ONG ou de fondations, etc., la question récurrente est la suivante : « comment allons-nous les nourrir ? ».
Et si on se posait la question autrement : « comment vont-ils se nourrir ?»
Nous, chefs d'entreprise, voyons ce domaine comme une combinaison de l'agriculture et de l'industrie alimentaire, et considérons notre capacité à maîtriser les deux comme réponse à la question. Chacun de nous se voit comme un acteur de la « chaîne alimentaire ». Regardons-y de plus près.
Pendant des décennies, depuis que nous avons cessé de cultiver dans les champs la base de notre alimentation, nous nous sommes tournés vers des aliments modifiés, puis transformés, et progressivement, guidés par ce même « biais d’ingénierie », nous sommes devenus des « consommateurs » et avons commencé à regarder ce que nous trouvons en rayon comme un produit.
Depuis quelques années, une prise de conscience émerge quant au fait que les aliments que nous trouvons dans les supermarchés ne sont pas seulement des produits, mais les maillons d’une chaîne : la chaîne alimentaire.
Si vous interrogiez les consommateurs aujourd'hui, la plupart d'entre eux répondraient que cette chaîne commence par les produits agricoles, les légumes, les fruits et la viande. La vérité est que ces pommes de terre, tomates, œufs, etc. sont à leur tour le résultat d'une chaîne qui se situe en amont. Et si nous prenions encore plus de recul, nous pourrions voir que la chaîne alimentaire s’apparente à un processus circulaire, où les restes de la chaîne des prédateurs finissent dans le sol, à tel point qu’ils forment ce sol. C’est là une évidence, et nous pouvons supposer que, avec l’émergence des problèmes de sécurité alimentaire dans nos économies « développées », et la prise de conscience croissante du rôle du carbone dans la capacité du sol à soutenir la reproduction de la vie à la surface de la planète, cette conscience circulaire se répandra dans nos sociétés.
Comme nous avons principalement mesuré l'efficacité de notre chaîne alimentaire en dollars, nous avons manqué certains aspects majeurs de son développement.
Des économies d’échelle ont été recherchées pour déployer le capital de manière plus efficace, et l’objectif d’amélioration à chaque étape a conduit à la spécialisation. Un exemple très simple : il y a deux siècles (longtemps), les agriculteurs vendaient leur production directement aux consommateurs sur le marché du village. Au fur et à mesure que certaines exploitations se développaient pour rentabiliser les outils mécaniques qu’elles se procuraient (pas toutes : encore aujourd’hui, il n’y a que 20 millions de tracteurs pour plus de 2 milliards d’agriculteurs dans le monde), et intégrer de la valeur ajoutée en transformant leurs produits en ingrédients ou aliments prêts à consommer ou à utiliser, de grandes entités de transformation voyaient le jour. Cette plus grande échelle signifiait qu'ils devaient trouver des débouchés plus larges que le marché local. Et, par conséquent, il était impossible que les acteurs de ces exploitations ou de ces sites de production de base se déplacent pour desservir tous leurs clients.
La distance a modifié les règles du jeu. Les grossistes et les détaillants sont apparus. L'urbanisation a amené le tout à un autre niveau.
Deux siècles plus tard, dans nos pays « modernes », il en résulte que la chaîne alimentaire est désormais organisée en silos verticaux : les exploitations se sont parfois regroupées en énormes coopératives. Elles envoient leur production via de grands intermédiaires de transport (sociétés exploitant des navires, flottes de camions, sociétés de chemin de fer) à d’énormes unités de transformation des produits alimentaires semi-finis ou finis (les entreprises du secteur alimentaire), qui font ensuite appel à des prestataires de services logistiques complexes pour livrer et servir leurs clients, pour finir dans des grandes surfaces alimentaires (les supermarchés), visitées chaque jour par des millions de consommateurs.
Dans la chaîne alimentaire, chaque acteur est devenu un spécialiste de la création du plus gros bénéfice à chaque étape du processus. Pour gagner encore en efficacité, ils se sont développés, regroupés, fusionnés et consolidés pour former un petit nombre de très grandes entreprises qui définissent fondamentalement les tendances, les normes et les politiques de leurs spécialités dans la chaîne alimentaire. Aux États-Unis, il n’existe qu’une poignée de producteurs de viande ou de produits laitiers, alors que les Américains n’ont jamais mangé autant de viande qu’aujourd’hui. La même chose s'applique dans la plupart du secteur de l’alimentation.
Il est assez facile d'imaginer qu'aucune des étapes de la chaîne alimentaire n'a le même biorythme. Les consommateurs sont censés faire des choix d'achat immédiats et impulsifs et trouver ce qu'ils veulent. La chaîne d'approvisionnement en aval et les processus logistiques sont responsables du délai de réponse. Les entreprises de transformation des produits alimentaires s'efforcent d'optimiser leurs propres processus à la seconde pour des opérations individuelles. Tandis que les agriculteurs doivent attendre des mois avant que leurs cultures ne poussent chaque printemps. Et le sol sur lequel ils produisent dépend de cycles à plus long terme, qui se comptent en années ou en décennies.
Ces biorythmes très divers créent un stress énorme sur l'ensemble du système et, par conséquent, la chaîne alimentaire a été essentiellement désynchronisée.
Et nous n'avons que des signaux faibles de la pression que cette « désynchronisation » impose à nos écosystèmes par les alertes sur la sécurité alimentaire, la rareté de l'eau, l'épuisement des sols, l'empreinte carbone, la biodiversité, la valeur nutritive de nos aliments et finalement la santé humaine.
Les préoccupations en matière de sécurité alimentaire ont obligé les acteurs clés de chacune des étapes de la chaîne à se parler davantage en amont et en aval, afin de garantir des normes de qualité communes. Cela a permis de réaliser d’énormes progrès en matière de sécurité sanitaire pour les aliments, mais il en a découlé une focalisation encore plus importante uniquement sur quelques ingrédients et processus bien contrôlés. Il y avait plus de 3 000 espèces de pommes de terre au Pérou avant l’ingérence d'autres nations dans le pays il y a quelques siècles. Actuellement, seuls trois d'entre elles sont cultivées, principalement pour l'export, au service des grands fabricants multinationaux de chips. Des générations de femmes et des communautés ont perdu leur savoir-faire dans la culture de ces milliers de variétés, avec leurs avantages nutritionnels et médicinaux spécifiques.
Les pertes en biodiversité dépassent l'imagination. Dans l'ensemble, moins de 15 espèces végétales seulement fournissent plus des trois quarts des besoins alimentaires de l’humanité. Il est difficile de croire que la capacité de 9 milliards de personnes au lieu de 6 à se nourrir convenablement reposera sur un système qui impliquerait d'aller plus loin dans cette voie.
La resynchronisation de la chaîne alimentaire est probablement le plus grand défi que nous ayons, car cela signifie briser les barrières psychologiques bien établies.
Tout d’abord, nous devrions cesser de penser que notre alimentation est le résultat ou une partie de la chaîne alimentaire. Il s’agit d’une simplification qui découle directement de la méthode du silo, puisqu’un aliment fait partie d’un réseau alimentaire et pas seulement d’une chaîne alimentaire.
Faisons un pas en arrière. Retour aux arbres ! J'ai trouvé l'exemple suivant sur internet (notez que j'aurais pu me rendre dans mon jardin pour vérifier, mais pour les raisons de biorythme mentionnées ci-dessus, je n'en aurais pas encore écrit un mot) : une chaîne alimentaire fonctionne comme ceci : le soleil fournit de la nourriture pour l'herbe. L'herbe est mangée par une sauterelle. La sauterelle est mangée par une grenouille. La grenouille est mangée par un serpent. Le serpent est mangé par un faucon. Un réseau alimentaire fonctionne comme ceci : les arbres produisent des glands qui servent de nourriture à de nombreuses souris et insectes. Parce qu'il y a beaucoup de souris, les belettes et les serpents ont de la nourriture. Les insectes et les glands attirent également les oiseaux, les moufettes et les opossums. Avec les moufettes, opossums, belettes et souris, les faucons, renards et hiboux peuvent trouver de la nourriture. Ils sont tous connectés, inter-dépendants.
Comme ils sont tous connectés, si une partie est supprimée, cela peut affecter la totalité du réseau. C'est la différence fondamentale. Donc, si dans nos soi-disant « chaînes alimentaires », nous travaillons uniquement en amont et en aval sur notre produit ou ingrédient, nous passons à côté du signal le plus faible mais le plus essentiel. En Inde, après des décennies de révolution verte, il apparaît que les indicateurs de macro-nutrition (quantité de calories) ont progressé grâce à l’extension des cultures de riz blanc et de blé dans les zones rurales. Mais, il existe des endroits où apparaissent des carences importantes en micronutriments (qualité). Par exemple, le riz blanc contient trente fois moins de calcium et deux fois moins de fer que le ragi, une céréale populaire et traditionnelle.
Examiner notre système alimentaire en tant que réseau alimentaire nous permettrait effectivement de le resynchroniser de manière multidimensionnelle.
L'ironie dans la « synchronie » est que, d'un point de vue scientifique, il est démontré que les écosystèmes alimentaires naturels où le niveau de prédation génère une population équilibrée d'espèces, sont ceux dans lesquels il n'y a pas de synchronie. Les études empiriques et leurs modèles mathématiques complexes (beaucoup d’équations différentielles) montrent que lorsqu’il y a une synchronisation des événements dans la démographie ou l’environnement d’un écosystème, il y a une pression immédiate sur l’équilibre, les systèmes de prédation divergent au point où l’écosystème complet peut disparaître.
Le « biais d’ingénierie » des êtres humains a créé le plus grand événement de synchronie survenu depuis (au moins) des milliers d'années. La population humaine, qui atteint 9 milliards d’habitants, n’est que le résultat de cela.
En examinant ces études empiriques sur des systèmes complexes de réseaux trophiques naturels, nous devrions apprendre à aller au-delà de nos « biais d’ingénierie » et à utiliser notre capacité de méta-analyse afin de réguler le niveau de pression que la synchronie de notre modèle de développement exerce sur notre écosystème.
Nous n'avons qu'une Terre. Il n'est pas trop tard, et en regardant la réalité sous un angle complètement différent, nous pouvons proposer des solutions réintroduisant de la diversité et du risque, qui ne figurent nulle part dans la liste proposée par les grandes entreprises et les organisations multilatérales.
Qui veut essayer ?
Cet article a été initialement publié le 19 Juillet 2011.